Il y a huit jours, après l’Assemblée nationale, la majorité présidentielle du Sénat a renoncé à la maîtrise de la politique budgétaire de la France, dimension essentielle de la
souveraineté populaire que le suffrage universel lui a confiée. Par ce vote, vous avez voulu satisfaire les agences de notation qui ne connaissent que la politique à la corbeille, avec comme
fil rouge « économies, économies, économies », accompagné d’un recours cynique au mot « vertu ».
J’ai donc examiné le projet que vous nous soumettez aujourd’hui avec cet indicateur.
Or six jours après, vous vous désavouez, faisant mentir la formule de Jean-François Copé, « nous sommes la République des droits et des devoirs », en appliquant la
vieille servilité à l’argent, en réduisant l’Impôt sur la grande fortune (ISF) de 1 milliard huit cent millions.
Le chiffre est énorme, mais son analyse vaut le détour:
D’abord, vous supprimez l’ISF pour les plus modestes
-vous entendez les guillemets- contribuables (moins 1 300 000 euros de patrimoine) qui économisent ainsi 1097 euros par an.
Mais l’ISF n’est pas seulement ébréché, il est modifié dans ses pourcentages.
Avant les très riches payaient 2,5%, les moins riches 0,5%. Maintenant, comme on vient de l’évoquer, les moins riches ne payent rien du tout, mais les plus riches voient leur pourcentage
baisser puisqu’il ne peut excéder 1,5%.
C’est ainsi qu’un contribuable disposant d’un patrimoine de 40 millions d’euros aura une réduction de 449 050 euros, soit par semaine 8 654 euros, alors que le
Gouvernement se prépare à rétablir par semaine une « corvée » de 5 heures de travail gratuit à des allocataires du RSA.
Voilà ce qu’il en est des bénéficiaires de la vertu de Bercy qui, de plus, gardent encore le bouclier fiscal qui ne sera supprimé totalement qu’en 2013. J’ajoute que la hausse du Smic au 1er
juillet est prévue à 2%, soit 27,30 euros bruts par mois pour un salarié à taux plein.
C’est un tri dégradant de la personne humaine.
Aux riches magnifiés, 8654 euros par semaine, aux pauvres méprisés 5 heures de boulot sans le sou.
Vous portez la détresse des pauvres à son comble. Vous portez l’allégresse des riches à son épanouissement.
Ce que vous avez voté, c’est une injure sociale !
Une sociologue, Hélène Thomas, dirait que vous créez « une frontière entre des citoyens à part entière et des citoyens à part ; entre des sujets de droits pléniers et des hommes
sans autre qualité que leur appartenance au genre humain. »
L’heure est à une nouvelle sollicitude sociale, et on commencerait à discuter comme dans un débat ordinaire imposé par ceux qui menacent de partir à l’étranger et que vous choyez
toujours ? J’ai entendu une phrase vulgaire : « Si vous ne diminuez pas l’ISF, on se tire. » J’appelle cela de la délinquance fiscale. J’appelle cela une violence
sociale.
Le mandat parlementaire, c’est un « pouvoir d’agir » comme représentant du peuple souverain, qui nous interdit toute légèreté, toute superficialité.
Or vous illustrez dans vos votes cette pensée profonde et grave du philosophe Pierre Legendre : « La paix gestionnaire est une guerre. » ; j’ajouterai, c’est
la tyrannie rentabilisatrice, la cannibalisation des relations humaines.
Vous devriez être inquiets de votre politique de clivages.
Vous devriez vous inquiéter d’une autre manière de la dette dont vous faites un épouvantail en vous délestant de la politique budgétaire, pourtant l’espace possible de redressement puisque la
dette peut être vertueuse si elle sert à l’investissement productif et à l’emploi. Vous vous êtes encagés dans une fuite en avant suicidaire : voyez le malheureux peuple grec, notre père
fondateur en démocratie.
Dans l’ouvrage qui reçut récemment le Prix du livre d’histoire du Sénat, j’ai noté que Périclès, dans certaines circonstances, parlait en voulant laisser un dard dans l’oreille de l’auditeur
afin « d’engourdir le débat ». Nous, nous parlons pour créer un espace dans l’esprit et le cœur de l’auditeur afin d’énerver le débat.
Notre objectif, c’est la dignité, ce quelque chose dû à l’être humain du fait qu’il est humain.
Je sais, c’est difficile, d’autant que votre politique, irritante par son fond et son excès, crée des réactions dans le peuple. « La colère contre l’injustice rend la voix
rauque », dit le poète. Mais nous sommes copartageants d’un monde commun et savons, dit Jacques Rancière, que « le chemin étroit de l’émancipation passe entre
l’acquiescement aux mondes séparés et l’illusion du consensus ». Vous voulez l’un ou l’autre.
Nous ne voulons ni l’un ni l’autre. Nous voulons répondre au désir d’autre chose pour l’avenir, les yeux tout proches de là où chaque jour nous posons les pieds. Il y a besoin pour cela d’un
rapport politique, adulte, franc, en plein pluralisme, en pleine tension vibrante, en pleine pensée et action pour la vie tout simplement. Une gréviste de décembre 1995 remarquait :
« Tant que l’argent dominera le monde, nous en manquerons. »
Ce texte élyséen ne sera pas banalisé.
Nous ne cèderons pas d’un pouce devant votre oppression qui ose s’appeler « délicate » et vos normes contraignante, sauf pour les riches. Pour montrer notre opposition à, outre notre
vote négatif en fin de parcours législatif, nous allons respirer quelques instants en dehors de cet hémicycle.
Notre opposition à vos normes contraignantes nous fait vous demander de ne pas faire discuter aujourd’hui le contraire de ce que vous avez voté la semaine dernière, conformément aux objectifs
de l’article 36 valant pour mon rappel au règlement.
Votre texte tel quel mérite déjà un carton rouge.